« Ma gare,
J’ai pour ma gare une tendresse particulière,
Je m’y sens chez moi, elle est mon univers.
Quand elle s’éveille à l’aube, ouvrant tout grand ses portes,
Comme un phare qui éclaire une ville encore morte,
Accueillant en son chœur les travailleurs pressés,
Elle offre tout un monde de possibilités !
J’aime m’y promener, arpenter ses couloirs,
L’avoir pour moi toute seule, y perdre la mémoire !
J’aime, sur les dalles du hall, faire claquer mes talons
Et en suivre l’écho jusque sous son plafond !
Les vitrines des boutiques, endormies elles aussi,
Laissent à peine entrevoir leurs trésors assoupis.
Ici et là, les tout petit yeux rouges des alarmes
M’accueillent en silence d’un clin d’œil sans âme,
Pendant que ceux, noirs et perçants des caméras
Me suivent et m’épient dans ma balade, pas à pas !
Clac, clac, clac, les portes se déverrouillent une à une,
Puis vient le bourdonnement des néons qui s’allument
Pendant que le cliquetis des très vieilles serrures
Ouvrent peu à peu les portes à toutes les aventures !
Sur les quais déserts, les bancs attendent les amoureux,
Sur l’acier brillant des voies, les rames ronronnent à qui mieux mieux !
Quelques minutes encore, et la vague quotidienne
Déferlant de toute part se bouscule et s’entraîne !
Pour la journée entière, la gare lui appartient,
Je lui cède les lieux, je l’observe de loin !
Est-ce le début ou la fin du voyage ?
Cruelle séparation ? Retrouvailles sans bagages ?
Qu’y a t-il dans ces étreintes furtives ou passionnées ?
Des promesses de retour ?une fin programmée ?
Combien d’amours naissantes, combien de déchirures
Sont inscrites à jamais dans les briques des vieux murs ?
Combien d’ados, de ces quais sont partis vers l’avenir
Laissant là leur enfance dans un éclat de rire ?
Sur un banc, y’a Fernand, assis matin et soir,
Indifférent au bruit, aux sifflets, aux regards,
Qui r’garde passer les trains comme il regarde sa vie,
Sans arrêt, ou si courts, si loin de ses envies !
Il l’a raté, son train, il est resté à quai,
Perdu dans ses pensées, distillant ses regrets !
Et la journée s’achève, dans un dernier sursaut
De clients fatigués qui rentrent du boulot.
C’est l’heure de la laveuse qui efface les traces
D’une journée de labeur, de départs et d’angoisses.
Fernand quitte son banc, par affronter la nuit
En comptant la monnaie glanée petit à petit.
Dans la paix retrouvée, j’prends sa place un instant,
Savourant le silence, la magie du moment.
Pour quelques heures à peine, la gare ferme ses portes
Laissant la grande horloge veiller sur les rues mortes…
Un instant je m’arrête sur toutes les âmes en peine
Abandonnées ici, sans regrets et sans haine.
Puis je quitte à mon tour la vieille gare endormie,
Un peu comme Fernand, j’vais affronter ma vie !
Oui mais demain dès l’aube, sur les dalles et les quais,
Claqueront mes talons, s’envoleront mes regrets ! »
Colmar – 24 avril 2015